Eldorado, le défi de Joël

La semaine dernière, Joël s’est lancé le défi d’écrire un texte à partir de mots que vous lui avez envoyé.
Voici le résultat.

Bonne lecture

ELDORADO

 

On nous a dit que c’était pour ce soir. Ça fait tellement longtemps que j’attendais ça que j’ai du mal à y croire. C’est un mélange d’excitation et de profonde angoisse. L’issue est incertaine, je le sais, mais je n’ai pas d’autre choix que de tenter l’aventure.

Je réunis les quelques affaires que j’ai décidé d’emporter avec moi, quelques vêtements, un collier que m’a offert ma mère et les précieux billets qui serviront à payer mon voyage. Je me rends aussi discrètement que possible au point de rendez-vous, ce serait vraiment cruel de me faire attraper maintenant par la police. Je parviens à retrouver Youcef, le passeur. Je suis surprise. Il m’avait dit que nous serions une dizaine à faire la traversée mais il y a au moins une trentaine de personnes présentes. Peut-être que ce sont simplement des parents qui ont pris le risque de venir leur dire au revoir. Mais au fond de moi, je sais que c’est faux.

L’atmosphère est tendue. Chacun essaye d’être le plus discret possible. Youcef s’approche de moi et me demande de lui donner l’argent. Je lui tends fébrilement la mince liasse qui représente pourtant les économies de toute ma famille. Il s’en saisit, hoche la tête et me fait signe d’avancer. Je m’installe à l’avant de l’embarcation. Ce n’est qu’un pauvre bateau gonflable. Je ne me fais guère d’illusion sur notre sort en cas de mer trop agitée. Mais j’essaye de ne pas y penser. Ce bateau, aussi fragile soit-il, est ma seule chance de gagner ma liberté, de m’offrir une vie meilleure, en toute sécurité. C’est aussi pour moi la seule chance de sauver mon bébé, mon tout-petit. Je sais qu’aucun avenir n’était possible pour nous au village.

Je suis la seule femme à bord. Nous sommes tous serrés les uns contre les uns. Certains hommes ont fulminé devant mon ventre arrondi. Sans doute y voyaient-ils une source de problème pour eux, ou tout du moins un peu moins de place durant ce voyage qui s’annonçait dangereux et inconfortable. Le bruit de moteur a rugi dans le silence de la nuit et nous nous sommes lancés vers la mer, fragiles comme des anchois à la merci des requins. Youcef m’avait dit que le voyage durerait trois heures. Impossible de savoir quelle heure il était précisément mais je savais que les trois heures étaient largement écoulées lorsque j’ai vu le soleil se lever à l’horizon. Le spectacle était superbe. Heureusement pour nous, la mer était calme, on aurait dit un lac. Mais mon angoisse ne s’était pas évanouie. Je savais que chaque seconde que nous passions en mer nous mettait en danger. J’avais la gorge sèche. Nous n’avions pas d’eau. Je posais régulièrement ma main sur mon ventre mais je ne sentais plus mon enfant bouger. J’étais très inquiète. J’espérais que nous arriverions très bientôt, que le voyage se terminerait enfin. Je me disais que j’étais impatiente de me rendre à l’hôpital pour vérifier que tout allait bien pour lui. Pour me rassurer, je me répétais mentalement « ne t’en fais pas Aminata, tu iras demain. Demain, c’est sûr, tu iras à l’hôpital et on s’occupera de toi. Demain Aminata. Courage, ce ne sera plus long. » Je n’étais pourtant sûre de rien par rapport à la durée de ce voyage. Mais j’essayais de me rassurer comme je le pouvais.

La traversée de la Méditerranée dura encore des heures et des heures. Une nouvelle nuit tomba sur notre canot pneumatique. Impossible de changer de position tant nous étions serrés. Nos corps étaient endoloris, ankylosés. Les nerfs de chacun étaient à fleur de peau. Je craignais que l’un d’entre nous perde son sang-froid et ne fasse chavirer l’embarcation, ou bien en jette un à l’eau. Ce voyage était un supplice, un vrai calvaire. Je savais très bien pour quelles raisons je le faisais. Mais si j’étais parfaitement honnête avec moi-même, je savais également que, si c’était à refaire, je ne le referais sans doute pas tellement l’angoisse était immense et l’issue incertaine. J’étais de plus en plus pessimiste quant au fait que nous puissions enfin rejoindre la côte italienne. Je ne parvins à fermer l’œil de la nuit. Je sentais que mon corps croulait de fatigue mais tous mes sens étaient en alerte et il était impossible pour moi de m’endormir ainsi. Mon petit ne bougeait toujours pas dans mon ventre. J’étais de plus en plus inquiète pour lui, et pour moi.

Je pensais à ma famille laissée au village, peut-être pour toujours. Je revoyais le sourire de ma mère qui me faisait signe depuis le champ de blé flavescent. Sa peau au soleil était noire comme du charbon. Je revoyais le doux visage de mes petites sœurs, avec leurs cheveux tressés et leurs robes colorées. Je me remémorais le corps fort de mon frère déjà adolescent, les muscles saillants, prêt à tout pour aider sa famille. Et je me rappelais mon défunt père, dans sa djellaba, son regard sage porté sur moi. Ma famille me manquait tellement. Je priais dieu pour pouvoir les retrouver un jour.

Au petit matin de cette nouvelle journée, alors que je m’étais finalement assoupie, je fus réveillée par un oiseau qui volait au-dessus de notre embarcation. Je crus d’abord à un mirage car s’il y avait un oiseau, c’est que la côte n’était plus très loin. Et les minutes suivantes me confirmèrent qu’il ne s’agissait pas d’une illusion. Les terres étaient bien là. On distinguait un long bandeau se détacher au-dessus de la ligne d’horizon. Je jetai un œil à Youcef qui leva le pouce pour me confirmer que nous arrivions. Mon cœur se gonfla de joie lorsque je vis le drapeau italien flotter au loin. Je me mis à pleurer à chaudes larmes. Je n’en revenais pas que nous ayons réussi à atteindre l’Europe, terre de tant de promesses. Les visages de mes compagnons de fortune étaient lumineux. Nous savions que nous étions sauvés.

Des hommes et des femmes blancs nous accueillirent chaleureusement sur le sol italien. Nous fûmes rapidement pris en charge. Une infirmière s’adressa à moi et pointa du doigt mon ventre. Elle me demanda de la suivre. J’étais toujours très angoissée pour mon bébé. Mais lorsque je fus enfin assise dans le petit cabinet médical et qu’elle posa une machine qui faisait un drôle de bruit sur mon ventre, l’infirmière me dit que mon bébé allait bien. Elle me disait que l’énorme bruit que j’entendais, c’était le son de son petit cœur qui battait. Je fondis en larmes devant cette étrangère. Mon bébé et moi étions sauvés. L’infirmière me dit qu’il fallait que je me repose. Je lui répondis que l’heure n’était pas à la procrastination pour moi, que j’avais une belle vie à saisir et que je comptais m’y mettre dès à présent. Elle se mit à rire devant mon enthousiasme puis elle me rappela que j’avais fait un long et pénible voyage et que qui voulait aller loin devait ménager sa monture. Je ne connaissais pas ce proverbe mais il me rappela un autre dicton que nous avions au pays. Je compris ce qu’elle voulut me dire et je lui fus reconnaissante de prendre soin de moi. Avant qu’elle ne me quitte, je glissai dans la paume de sa main une enveloppe et lui demandai de la poster pour moi dès qu’elle le pourrait, insistant sur le fait que c’était très important et la remerciant aussi chaleureusement que possible. Elle me dit qu’elle le ferait et elle me serra contre elle en me disant qu’elle repasserait me voir bientôt.

Quelques heures avant mon départ, j’avais rédigé ces quelques mots, que je venais de confier à ma sauveuse.

Ma chère maman,

Si tu lis cette lettre, c’est que j’ai réussi à rejoindre l’Italie, que je suis saine et sauve. Ne t’inquiète plus pour moi, maman chérie. Une belle vie m’attend désormais. Merci pour ton sacrifice, je ne l’oublierai jamais. Je t’enverrai d’autres nouvelles dès que possible, ainsi que de l’argent pour vous tous. Embrasse Fatou, Aïssa, Sokna etMamadou pour moi. Je vous aime. Que dieu vous protège.

Aminata.

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